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Odile de Rouville et Robert Esquenazi (membre blessé du commando OSS PAT) sur la terrasse de la maison familiale à Vabre, juillet 1944 (Archives de l’Amicale des Maquis de Vabre).

Les américains libérateurs dans nos maisons de famille.

Les américains sont des gens pragmatiques. Ils occupent les maisons qui ont déjà été occupés par les allemands.

En région parisienne, la maison des mes parents à Marnes la Coquette est dans cette catégorie. Notre cher Haut-Bois reste vide et inutilisé, le jardin dans un état « guerrier » lamentable. Je décide d’aller demander à l’administration américaine concernée (je crois qu’elle s’appelait le « shape ») l’autorisation pour Monsieur et Madame Schlumberger d’y habiter vraiment. Notre nom en Amérique se prononce « Slomber-jay » et n’est pas mal vu, je crois. Par contre, je sais que les américains se méfient de la Résistance, jugée globalement « communiste ». Sans rien renier, je ne me vanterai donc pas sur ce point.

Mais il faut quand même que je n’ai pas l’air trop « minable » et que je profite du fait que je parle anglais. Et même que je comprends l’américain.

J’insisterai sur le fait (réel) que des voleurs ont pénétré la nuit par la forêt et volé une baignoire et un lavabo.

Ça se passe bien. Je trouve à Versailles le bureau concerné, explique mon cas et demande l’autorisation de remettre les meubles que nous avons la possibilité de retirer si nécessaire. Le jeune officier, plutôt silencieux, donne une autorisation tacite. Je ne crois pas qu’il puisse faire plus.

Et mes parents rentreront leurs meubles. Pauvres meubles ! Et surtout pauvres rideaux, défraichis, usés. Tout n’était déjà pas neuf quand nous avons été expulsés. Sur les murs de la salle à manger, j’ai aidé mes parents à remettre les « batik » javanais qui les ornaient. Les allemands les avaient remplacés en peignant sur les espaces vides des petits paysages campagnards et naïfs. Peut-être avaient-ils le heimweh (mal du pays) de leur Allemagne d’avant le nazisme ?

Nous n’avons rien effacé. Ma mère a écrit « peint par les boches » en travers des paysages et les « batik » ont tout recouvert.

Le général Eisenhower est resté plusieurs années « en occupation » à Marnes la Coquette. Sans doute un peu trop longtemps. Qui se souvient du temps où les français écrivaient sur les murs « US go home » ? Les libérateurs ne sont pas restés longtemps les amis de ceux qu’ils ont « libérés » ! Ni les colonisateurs les amis de ceux qu’ils ont libérés ! C’est vrai encore aujourd’hui.

Odile de Rouville, Vabre, 2016

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Odile de Rouville pendant la 2nde guerre mondiale en train coudre un blason du Club Athlétique Vabrais (Archives de l’Amicale des Maquis de Vabre)

Les fêtes de la Libération sont terminées. On essaie d’organiser la vie civile autour de soi.

Un matin, Guy me dit : « Je pars… ».

Je tombe dans un trou sans fond. Ne plus être la femme du Préfet du Maquis, c’est un soulagement. Devenir une « femme de l’arrière, comme celles de 14-18 » ? Je trébuche dans un sombre passé, celles des femmes de ma famille.

Dans le Tarn cette fois-ci, nous avons combattu en famille. Tous ensemble dans notre petit coin du sud-ouest français.

Mais je suis alsacienne, mon nom, Schlumberger, le clame. Guy le sait : pour moi, il n’y aura pas de libération de la France sans libération de l’Alsace ! Il part pour libérer Guebwiller, petite sous-préfecture du Haut-Rhin. C’est la patrie de mon père Maurice qui y a vécu son enfance, avant d’opter à 15 ans pour la France et donc quitter l’Alsace. Tous nos maquisards alsaciens ont connu ces tragédies familiales.

Je reste seule dans la maison de Vabre.

Seule, si l’on peut dire. Mon beau-père Henry est membre du Comité de Libération du Tarn, responsable du ravitaillement. Il siège à Albi, et ma belle-mère l’a suivi. Ils reviennent en week-end. Sans Guy, je ne me sens pas vraiment « chez nous », dans la maison de mes beaux-parents. C’est ma belle-mère qui organise tout (très bien).

Les enfants (Marie 4 ans, Franck 3 ans, Cécile 1 an) sont un peu surpris de se trouver dans une maison devenue silencieuse, après le brouhaha de la « Préfecture du Maquis ».

Ce qui mine mon courage, ce n’est pas ma grossesse (Élisabeth naitra à Castres le 24 novembre), c’est l’absence totale de nouvelles de ma famille. La poste ne fonctionne pas du tout, en dehors du Tarn. Les ponts de la Loire, et bien d’autres ponts, sont détruits et la poste, service public, a besoin de câbles qui traversent les rivières. Ce silence est un vrai supplice pour les femmes de prisonniers, les mères des STO, les familles de déportés, juifs ou non.

La première lettre que je reçois de Guy, vers le 25 octobre, est arrivée par mon beau-père à la Préfecture. Il me l’apporte tout heureux, je suis à table avec les enfants. Je l’ouvre : « Georges – mon frère – a été tué, le 4 octobre à Servance… ». J’éclate en sanglots. Marie me regarde avec stupeur. Elle ne m’a jamais vu pleurer.

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Tombe de Georges Schlumberger à Servance

Guy a pu me faire savoir qu’il a été à Servance avec mon père. Ils ont pu transférer le corps de Georges dans un vrai cercueil. Le maire de Servance prend la responsabilité d’un petit carré de cimetière pour les combattants morts pour la libération de la commune. Guy se montre un vrai fils ainé pour mes pauvres parents. Il a recruté Rémy, mon frère, pour le nouveau 12ème Dragons. Rémy, « non violent » convaincu, sera officier « de liaison ». Mais très rapidement il sera blessé à la main par un éclat d’obus.

En même temps que le pasteur Cook qui est parti avec « ses » maquisards paroissiens, les jumeaux Fuchs, Colibri (Marc Schoenenberger).

Mes parents s’accrochent à l’espoir de faire libérer Xavier – un autre frère – par l’intermédiaire de la Croix-Rouge Internationale. Ils apprennent que Xavier est dans un camp « près de Weimar ». Ce camp s’appelle Buchenwald et est près d’une forêt.

J’ai aussi d’autres soucis : ma cousine et amie Christiane de Witt, qui a épousé notre Lieutenant Honcourt (Pierre Hoepfner), est en train de mourir d’une tuberculose des poumons. Christiane a une fois religieuse « qui transporte les montagnes ». J’irai la voir, dans le Lot et Garonne, chez ses parents, en janvier 1945. Elle mourra en mars.

En février-mars, le 12ème Dragons n’est plus « en ligne » pour la libération du territoire français, faute du matériel américain promis. Mais Guy ne se tient pas, il veut « libérer » Guebwiller. Il y parvient… (voir son récit… épique – mais non publié).

Il arrive chez oncle Ernest et tante Christine Schlumberger, qui raconte : « le gendre de Maurice » est accueilli à bras ouverts.

Ma famille alsacienne a eu une épopée « résistante » extraordinaire, et qui n’est pas terminée à cause des déportations.

Quand Guy est à Paris, nous sommes accueillis au 7 rue Las Cases. L’appartement a été prêté par tante Louise Conrad Schlumberger.

Je m’accroche à l’espoir que Xavier est vivant.

C’est le jour où les cloches sonnent la cessation des hostilités en Europe que nous avons appris sa mort, en janvier, par un petit camarade encore plus jeune qui lui. Ce petit camarade est un fils d’une concierge de la rue Las Cases, « boite aux lettres » de la Résistance du quartier. Le garçon décèdera avant d’atteindre l’âge vraiment adulte, malgré les soins.

Beaucoup de jeunes, garçons et filles, même parmi ceux qui n’ont pas été déportés, mourrons en 45-46 de la sous-nutrition.

Mes quatre petits sont restés à Vabre sous la protection efficace de mes beaux-parents.

Guy est vivant quant à moi, je resterai à jamais marquée par le regard du déporté, debout devant l’hôtel Lutetia où les survivants étaient accueillis. Le survivant à qui nous tendions tous un papier avec un nom et une photo en demandant « L’avez-vous connu ? Est-il vivant ? » avait un regard impossible à décrire. Il avait des yeux grand ouverts, tout à fait lucides, mais qui regardaient derrière sa tête. Il regardait les papiers et répondait « Non, je ne l’ai pas connu ». Bien plus que leur corps squelettique – on ne peut pas parler de maigreur – ces regards exprimaient l’indicible. Je n’en ai pas parlé à ma mère. Je lui ai même caché des journaux qui en parlaient.

Un soir, nous avons eu à diner Jean Riboud, le fils ainé de Camille Riboud, grand ami lyonnais de mon père. Jean Riboud arrivait de déportation, son corps flottait dans sa veste rayée, mais il avait été un privilégié (employé dans un bureau comme dessinateur) et son regard était quasi normal. Quasi seulement et bizarrement il ne savait plus tenir une fourchette. Ma mère a été épouvantée. Elle n’avait pas encore perçu l’indicible cauchemar de la déportation.

Odile de Rouville, Vabre, 2016.

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Guy & Odile de Rouville, 2015. Photo © T. Denis

 

Dès le lendemain de la guerre, en 1945, Odile de Rouville rédige un recueil de petits récits sur les Maquis de Vabre, empruntant le nom de résistant de son mari, « Paul Roux », pour le signer, et le « message personnel » annonçant les parachutages aux Maquis de Vabre pour le nommer.

Imprimé à Albi la même année, il est aujourd’hui épuisé dans sa version papier.

Numérisé, assorti de quelques notes complémentaires et d’une carte du secteur de Vabre, il vient d’être publié sur le site de Maquis de Vabre.

Voilà que se fêtent les 100 ans du scoutisme et que, à cette occasion, vont arriver pour camper autour de notre lac de Bousquet, une trentaine de louveteaux et leurs cheftaines et chefs, membres des EUF (Eclaireurs Unionistes de France).

Comment est-ce que ne me reviendrait pas à la mémoire le temps où j’étais cheftaine de louveteaux à Versailles, Odile Schlumberger de mon identité légale et avec un nom de jungle : « Joyeuse Alouette ».

A l’occasion d’un colloque sur les protestants pendant la deuxième guerre mondiale à Paris, j’avais écrit quelques réflexions sur lesquelles je voudrais revenir car les mémorialistes de la seconde guerre mondiale ont beaucoup de peine à « intégrer » les mouvements de jeunesse dans le système des réseaux de la Résistance. En voilà tout de suite un extrait intitulé « Plutôt Baden Powell que Pétain ».

Plutôt Baden Powell que Pétain

Le nom même du maréchal Pétain est absent de mon pourtant gros paquet de correspondance familiale, cartes inter-zones ou lettres passant la ligne en fraude en 1940-41. Comme s’il n’avait pas existé. J’avais, dès son premier discours, détesté sa manière monarchique de dire : « Nous, Philippe Pétain ». Il n’avait jamais fait partie de notre panoplie familiale de héros de la grande guerre comme Foch, Joffre ou Guynemer. Sans doute avait-il trop vécu ensuite en vieux libertin pour qu’on le cite en exemple aux enfants. Et quant à suivre un militaire prêchant des valeurs fortes, une loi morale et le retour à la nature, le Baden-Powell de mes louveteaux E.U. de Versailles était un modèle mieux éprouvé et plus crédible. Pour autant, je ne voyais pas Pétain comme un traître, mais plutôt comme un abcés de fixation provisoire dans une maladie de longue durée.

Il me tombe dessus – au sens propre du terme – un grand paquet mal ficelé qui occupait une des étagères ou sont entassés les souvenirs de nos divers anniversaires du Maquis depuis 1945. Rien de clandestin donc dans ces dessins et compositions artistiques faites par des collégiens de 14-16 ans qui n’ont, bien sûr, pas connu les événements qui avaient inspiré, cette année là, leur imagination artistique : le débarquement en Normandie. Comme je le remarque de plus en plus, ce n’est pas la réalité plate des comptes-rendus militaires qui évoquent le mieux pour aujourd’hui les événements guerriers d’hier mais un foisonnement d’images et de signes que chacun peut mettre en oeuvre grâce à son propre sens artistique : ici, la croix gammée vaincue par les parachutes arrivés du ciel.

Mais les collégiens d’aujourd’hui – s’en rendent-ils compte ? – ne risquent rien à s’exprimer en signes : sous l’occupation mon frère Xavier qui avait leur âge, découpait en forme de croix de Lorraine son ticket de métro parisien pour le jeter ensuite, bien en vue sur le quai de sortie. Nous faisions ça à chaque fois m’a raconté, bien plus tard, ma soeur Henriette.

En janvier 1945, le métro parisien était libéré de la croix gammée, Henriette allait avoir 13 ans et nous ne savions pas encore que Xavier, déporté de la Résistance, mourrait à 19 ans de son combat pour la Croix de Lorraine.

A la fin du mois, je vais avec Pol Roux à Albi, pour l’attribution des prix du Concours de la Résistance de cette année. Il faut que j’apporte ces dessins retrouvés et voir si d’autres ont été conservés. Tout à coup, cela me paraît important pour la continuité de la mémoire historique. Mais, sur le plan pratique, où garder tout ça ?

Mixage…Ce mixage en caméra cachée était affiché en grand format au fond de notre salle d’exposition Maquis de Vabre, à côté d’un parachute déployé. Je l’ai enlevé il y a quelques mois car il s’avère que les visiteurs d’aujourd’hui, sauf rares spécialistes, regardent les objets, parfois les photos mais ne lisent pratiquement pas les textes. Mon texte bilingue, même si je m’étais bien amusée à le composer (avec des citations réelles, pour l’anglais venant du Major Davies et de notre américain blessé Robert Equenazi) prenait de la place inutilement. Je le mets ici où prendre de la place semble être un problème futile et le linguisme un problème dépassé. Mais, sans doute, comme plus personne n’apprend l’alphabet morse qui était notre bilinguisme dans le scoutisme, plus personne ne remarquera le symbolisme de « trois points un trait » qui était le V de la victoire à la radio de Londres.

Cliquer sur l’image pour voir le texte en taille lisible…

Eureka !! Enfin je tombe sur un texte (dans le Figaro littéraire du 14 Juin 2007) qui répond à mes interrogations anxieuses sur le duo souvent faussé entre réalité et vérité. Il s’agit d’un dialogue, à Alger en 1943, entre François Mitterand et Charles de Gaulle, le premier reprochant au second d’avoir perdu tout contact avec la réalité de la France : « La France est d’abord un pays bien réel, un village, un paysage, une pierre que l’on touche ». A quoi le Chef de la Résistance répond : « Moi, Monsieur, pour voir la France, il me suffit de fermer les yeux ».

Celui qui cite cette passe d’armes entre deux personnages historiques est un des candidats fictifs à un bachot fictif que le Figaro s’était amusé à faire concourir sur les vrais (réels ?) sujets de philo de cette année. De son « devoir » je retiens cette interrogation : « …et si, de la réalité il fallait bel et bien vouloir s’éloigner, pour approcher d’une meilleure et plus féconde vérité ».

Le thème était « l’art nous éloigne-t-il de la réalité ? » et le candidat, qui se nomme Paul-Marie Couteaux à reçu un 14/20 avec cette note « un superbe hors-sujet… ».

Peut-être est-ce « hors-sujet » dans ce blog où je porte le faux nom d’un chef de maquis qui se trouve être mon mari, que de découvrir mon propre itinéraire : témoin, certes, mais maintenant on dit « acteur », ce qui fait penser que nous nous agitons aujourd’hui dans un théâtre d’ombres !
En réalité : intermittents du spectacle à la retraite. Pourvu qu’il n’y ait jamais de reprise « réelle » de ces terribles scènes où nous avons joué.

On ne peut rien comprendre à nos maquisards si on ne sait pas ce que c’est qu’une résistance spirituelle. Pour autant ce serait déshonnête d’oublier un témoignage laïc et humaniste ou de laisser de côté Marcel le communiste ou Suzy la milicienne. Voilà bien où le bât blesse l’Histoire : pendant les quatre années où la liberté d’expression et la liberté d’écoute étaient quasi nulles, la connaissance était cloisonnée à l’extrême. Un de nos montagnards dit avec bon sens : « On ne peut parler que de ce qu’on a vu : on ne dit pas la même chose, et pourtant c’est vrai ! »

« Qu’est-ce que la vérité ? » demandait au juif Jésus le procurateur Ponce Pilate, citoyen d’une nation qui a inventé le droit romain. Que l’on plaint aujourd’hui nos vieux compagnons exposés à la barre des procès de vengeance à retardement dont se régale, un demi siècle après, l’audimat de nos écrans de télévision. Témoins « à charge » ou « à décharge » priés d’exprimer « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Sur les derniers boucs émissaires d’un mal inexprimable, inexpiable et contagieux, le nazisme.

La justice ne s’intéresse pas aux justes, ce n’est pas son problème. Son problème c’est d’enregistrer le soupçon soit pour le punir, soit pour l’effacer. Mais lorsqu’il s’agit des citoyens de l’ombre que nous étions, petits acteurs ignorés des tribunaux de tous bords, la statistique fait de nous le veule troupeau encadré de maîtres-chiens que le « peuple supérieur » des S.S voulait que nous soyons. On fait ainsi le jeu rétrospectif de Hitler.

Notre jeunesse était celle d’un temps secret, brouillé, hachuré, illettré au plein sens du terme, puisqu’on n’a pas d’archives écrite ou si peu. Dans nos montagnes nous avons pu faire corps, c’est vrai, ce qui nous donne de la force aujourd’hui pour parler ensemble et à plusieurs voix du silence complice et de la vérité muette. Mais qui, en France occupée ne s’est pas tu, au moins une fois, pour sauver la vie d’un autre, prenant sur lui le risque mortel de la non-dénonciation ? Et qui, au moins une fois, n’a-t-il pas été sauvé lui-même par le silence d’un autre ? Nous avons tous été des innocents coupables ou des coupables innocents devant l’injuste justice que nous faisait la loi.

Dieu, que c’est difficile à expliquer aujourd’hui à nos enfants. Mais si nous nous taisons tous, la vérité qui affranchit en souffrira. Et notre génération sera morte sans avoir vécu devant l’Histoire.

Le texte biblique cité se trouve dans l’ Evangile de Jean chapitre 18 , versets 28 à 40.

Texte extrait d’un article à plusieurs voix
écrit en 1994 pour le journal protestant « Ensemble ».

Arrivant de Paris et débarquant à Vabre en Août 1940 avec un « ausweis » à croix gammée et mon bébé né dans le chaos de la défaite, je touchais au port mais le pays de mon mari m’était encore étranger. Je n’y connaissais personne sauf mes beaux-parents. Par contre tout le bourg savait que je n’étais pas une réfugiée comme les autres mais « la jeune femme de Guy de Rouville qui sera patron à l’usine dès qu’il sera démobilisé ».

Vivre à Vabre toute ma vie, c’était mon libre choix de mariage et ne me faisait pas peur. J’arrivais « pour rester » et je suis toujours là. Mais la guerre bouleversait toutes les étapes de l’adaptation. Ma propre famille n’avait pas d’attaches dans le Tarn. J’avais un nom de famille (Schlumberger) de consonance « boche » et, de plus, un accent « parisien ». « Parisien » et « boche », deux qualificatifs peu flatteurs, exhalant, de Simon de Montfort à Hitler, des relents de méfiance que les barbelés de la « ligne de démarcation » nord-sud et la captivité des prisonniers de guerre ne faisaient qu’accentuer.

Nous étions nombreux, en ces tristes temps, à nous retrouver mal à l’aise, déracinés, étrangers à nous-mêmes et souvent sans papiers dans un pays morcelé, bouleversé jusqu’au fond de son âme. Mais qu’est-ce qu’un pays, qu’est-ce qu’une patrie ? Pour moi, c’était la France, en incluant bien sûr l’Alsace et la Lorraine. Pour les vabrais, c’était Vabre. Mon beau-père, lui, disait « la République », ce qui excluait le nouvel état de Vichy et lui permettait de se sentir citoyen d’un petit terroir autonome dans une grande Démocratie mythique.

Par la faute des guerres, j’étais française née en Suisse d’un père alsacien né allemand. Mon identité personnelle s’accommodait bien de l’étonnante autarcie montagnarde de Vabre, bourg libre un peu genevois par son histoire, un peu vosgien par sa topographie, soumis à des vents contraires auxquels l’esprit ne se soumet pas. Pourtant, ma famille coincée en zone occupée me manquait cruellement.

Protestante d’origine et de conviction, j’étais habituée à l’anonymat des villes où l’on n’est visiblement protestant ou catholique que lors des activités d’une paroisse. A Vabre, on était cuirassé dans sa culture religieuse sinon dans sa foi sept jours sur sept et dans toutes les activités, même « laïques ». Avec, comme objectif absolu, le combat pour la liberté de conscience et d’expression, la sienne et celle des autres. C’était contraignant, quasi guerrier, mais naturel comme un torrent indompté. C’est ainsi que je suis devenue citoyenne d’un maquis-refuge, patrie hors frontières des persécutés pour la justice. Un pays où, comme en témoignait notre maquisard Jean-Marie Domenach, futur fondateur de la revue « Esprit », on était « libre et heureux ».

Odile de Rouville – 1997

Femmes dans la guerre

A l’occasion du 60ème anniversaire du Débarquement de Normandie (1944-2004), un ouvrage collectif consacré aux femmes dans la guerre est paru aux Editions du Félin :

Odile de Rouville a été l’une des contributrices de cet ouvrage préfacé par la romancière Lydie Salvayre.