Résistance


Le site de mémoire des Maquis de Vabre auquel Odile de Rouville a largement contribué, attend votre visite.

[…] plusieurs d’entre vous  m’ont demandé de  raconter  comment au lendemain de la guerre, j’avais pu récupérer le kayak avec lequel nous nous étions évadés, Georges Schlumberger et moi en 1943, et qui, saisi par la marine espagnole après notre arrestation, se trouve aujourd’hui à Mont-Louis.

[…]

[Cette histoire] m’oblige à prendre un certain recul car elle commence d’étrange manière puisque l’homme qui a enclenché l’affaire avait été un adversaire de notre camp pendant la guerre.

Au cours d’un séjour en Espagne en 1948, j’avais rencontré l’écrivain Dionisio Ridruejo. On commençait à le connaître alors comme un opposant déclaré du franquisme, mais je savais qu’il était parti en 1942 combattre dans les rangs de la Division Azul au côté des allemands sur le front russe.

Dionisio  cet été là passait des vacances à Llavaneras près de Barcelone dans une vaste maison de campagne déserte et délabrée. Dès le premier contact, un élan de sympathie nous avait rapprochés. Nous voulions comprendre comment nous en étions venus à faire des choix contraires pendant cette période de 1936 à 1945 où l’impitoyable débat d’idées qui déchirait l’Europe s’était achevé dans les ruines et la mort de dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Nous avions lutté pour des idéaux qui pour nous s’appelaient liberté et dignité de l’homme, et pour eux triomphe d’une idéologie.

Dans le silence de la paix retrouvée, nous éprouvions le besoin d’en parler.

  • Pourquoi es-tu parti avec la Division Azul ?
  • J’ai été volontaire. Le seul volontaire sans doute de cette troupe dont l’indiscipline et le manque de combativité firent plus de tort que de bien aux allemands. Mais volontaire, oui…
  • Mais pourquoi ?
  • Parce que j’étais un illettré.
  • Illettré toi, le poète, le professeur d’université !
  • Oui, illettré parce qu’enfermé depuis six ans dans un régime qui confisquait mon jugement ; anesthésié par l’idéologie de la « croisade » contre le marxisme ; soumis à la pression d’une propagande à sens unique. Illettré parce que je ne savais plus lire, aveugle à ce qui dérangeait mes certitudes, sourd aux arguments contraires. Il y aura toujours des illettrés et les pires sont ceux dont l’orgueil d’un diplôme ou d’un titre chasse le bon sens, ceux qui restent enfouis dans le confort trompeur des mondes clos : partis, corporations, familles, sectes, d’où leur nez ne pointe qu’en fermant les yeux. Innombrables sont ces illettrés qui par paresse intellectuelle, pression sociale, conformisme ou simple lâcheté, aliènent leur conscience à un homme ou une idéologie.
  • Quand as-tu découvert tout cela ?
  • Sur le front russe, je me suis trouvé entre les horreurs du nazisme et la monstruosité du bolchevisme : le grand écart dans l’abomination. Cette égalité m’a ramené à la lucidité. Alors maintenant je me bats et me battrai avec mes moyens contre ce régime de Franco, même si notre dictature a un visage plus humain que les autres. Je veux pour mon pays les libertés que vous venez de gagner chez vous.
  • Tu iras en prison.
  • Eh bien, j’irai en prison. C’est peut-être là seulement que je retrouverai la paix de l’âme. Et puis, la prison est une plateforme privilégiée pour un écrivain engagé, il en sort lavé de tout soupçon et son discours porte mieux. Tu as été en prison toi aussi…
  • Oui, mais je m’en serais passé. C’était le risque accepté de nos choix.
  • Nous valons ce que valent nos décisions, dit pensivement Dionisio. Pourquoi es-tu parti ?
  • J’étais étudiant à Paris en 1940, trop jeune pour avoir été mobilisé, mais meurtri et humilié par l’écrasement de la France. J’ai eu la chance pendant cette période des années 40 à 42 de vivre dans un environnement systématiquement hostile aux allemands et à tout ce qui venait de Vichy. Tu dirais que j’étais illettré à cet égard. Ce n’est que peu à peu que la nécessité d’entrer en résistance s’est imposée à nous. Pour moi, le véritable détonateur a explosé le jour où j’ai vu un camarade d’école, il s’appelait Jacques Bing, arriver avec l’étoile jaune des juifs cousue sur sa veste. Le voile s’est déchiré, tout a basculé, ce fut la dernière goutte d’eau : les nazis marquaient des hommes comme du bétail à cause, à la seule cause de leur naissance. Et pour les tuer.
    Depuis cet instant, je ne supporte plus la moindre pensée de racisme et de xénophobie. Je maudis à jamais toutes les formes de nazisme et de fascisme : cela commence par des discours édifiants et lénifiants sur l’ordre et la vertu pour finir dans l’horreur. J’ l’ai vu. Et beaucoup l’ont vu mais ont fermé les yeux. Jacques Bing, lui, a été réduit en cendres à Dachau avec son père, sa mère, et ses deux petites sœurs. L’étoile jaune a été pour beaucoup d’entre nous le point de départ. Certains voulaient lutter en France même ; d’autres préféraient tenter de passer en Angleterre, mais tous entraient en rébellion comme on entre en religion et nous avions un grand besoin de mettre de l’ordre dans nos idées.
  • J’ai connu ces angoisses, c’est un chemin douloureux. Où as-tu trouvé tes points d’ancrage ?
  • Avec des professeurs courageux comme André Siegfried, des amis, des frères comme Claude Maurias toujours ardent, lucide, passionné, anxieux. Chacun cherchait ses références. Moi, j’ai trouvé mes raison de vivre dans la morale d’amour du Christ et dans la Déclaration des Droits de l’Homme.
  • Et, tu as pensé : « plutôt perdre la vie que mes raisons de vivre »…
  • Je n’aurais pas su l’exprimer. Il y avait cela et autre chose, nous n’étions pas si purs. La rage au cœur contre l’occupant, l’attrait de l’aventure, la griserie sportive  ont pesé dans la décision de nous évader. Mais aussi, cette décision prise, nous nous sommes sentis différents, libérés, purifiés.
  • Purifiés de quoi ? Vous n’aviez rien fait de mal.
  • Purifiés de l’outrage subi par la France dès l’instant qu’en esprit, nous étions dans l’autre camp, purifiés de la honte de nos armées prisonnières presque sans combattre, purifiés de la collaboration, de la poignée de main de Pétain à Hitler, du statut des juifs décrété par Vichy, de la milice, de la torture, du mépris de l’homme. Il fallait partir et combattre tout cela. C’est Georges Schlumberger qui eut l’idée géniale du Kayak. Et, ça a marché. Tu m’as dit que tu pouvais m’aider à le récupérer, ce kayak ?
  • Oui, j’ai un ami à la base navale de Carthagène à qui j’ai parlé de toi et de ton ami Schlumberger. Je vais te donner un mot pour lui et il arrangera ton affaire.

Ainsi allaient mes débats avec Dionisio. Et la nuit seule entendait nos paroles.

Quelques jours plus tard, je me présentais à la base navale de Carthagène qui est pour la marine espagnole ce que Toulon est pour nous. Ma lettre d’introduction m’ouvrit les portes de ces arsenaux où l’on n’entre pas comme dans un moulin.Le Commandant à qui j’étais confié fut charmant, un vrai « caballero » tant il est vrai qu’on trouve chez tout espagnol un fond inné de noblesse. Cet officier et ses camarades connaissaient notre aventure et nous jugeaient avec sympathie.

Il fallut passer par dessus les règlements, courir de bureau en bureau, obtenir des signatures, des autorisations, des passe-droits afin que tout soit réglé le jour même car l’amiral en avait donné l’ordre. Quand tout fut terminé, que le kayak démonté, plié dans ses sacs, fut casé dans ma voiture, que l’on m’eut remis contre reçu dument signé deux sacs de couchage, trois bobines de fils, un pavillon tricolore et une paire de lunettes sous-marines, un aide de camp vint m’inviter à rencontrer l’amiral.

Je suis reçu dans un immense bureau ouvert sur la rade par un petit homme affable et volubile que je remercie aussitôt de son aide et de son obligeance. Il ne me laisse pas parler :

  • J’aime ce que vous ayez fait votre devoir et j’espère qu’à votre place j’aurais fait la même chose. Ce soir, je vous rends simplement ce qui vous appartient.

Et comme je lui fais remarquer que pour mes amis Schlumberger, ce kayak qu’il me remet n’est plus un objet mais une relique :

  • Vous êtes très lié avec la famille de votre camarade ?
  • Voyez-vous Amiral, au début de la guerre, nous ne nous connaissions pas. Eux sont parisiens venus d’Alsace. Nous, provinciaux de Gascogne. Ils sont protestants et nous catholiques. Or, dans chacune de nos familles il y avait trois garçons sensiblement du même âge. Il s’est trouvé que ces six garçons se sont engagés volontairement et par idéal dans cette guerre. Dans la situation où était plongé notre pays cela n’était pas une simple formalité mais une révolte. Trois de ces garçons sont morts : deux au combat, le troisième [Xavier Schlumberger, ndr] à dix sept ans dans un camp de concentration ; deux autres ont été blessés. Et, croyez-moi, les filles n’ont pas démérité. Tout cela crée des liens particuliers après qu’on ait partagé peines et fierté. On se reconnait de la même race d’esprit.

L’Amiral me pose une main amicale sur l’épaule en signe de compréhension presque fraternelle :

  • Bien, bien hombre, vamos a tomar una copa…

Et comme nous buvions un verre de Tio Pepe, il me demande soudain :

  • Et que sont devenues ces trois jeunes filles de Barcelone qui vous ont aidé à sortir de prison ?
  • J’ai épouse la plus jeune.
  • J’en étais sûr. Muy romantico !

Aujourd’hui, Dionisio est  mort. Il a été longtemps et souvent en prison mais il a gagné son combat : l’Espagne est devenue une démocratie exemplaire.

Et le kayak est revenu au bord de la Tet à Mont-Louis dans la salle d’honneur du 11ème Choc, à sa vraie place.

Un jour, je frapperai à la porte du fort pour demander la permission de le montrer à mes petits-enfants.

 

Michel Brousse

 

Ce texte figurait dans une chemise d’Odile de Rouville, porteuse de sources pour ce blog. Georges est le frère d’Odile et le kayak de son évasion avec Michel, récupéré ainsi que le raconte ce dernier, fut entreposé dans la maison familiale des Schlumberger à Marnes-la-Coquette, avant d’arriver au Centre National d’Entraînement Commando de Mont-Louis, donné par les enfants Schlumberger. Georges a été tué le 4 octobre 1944 à Servance, lors de la bataille des Vosges.

Leur évasion de France dans un kayak démontable, « Colorado III », s’est déroulée du 8 au 15 mai 1943, de embouchure de la Têt à Canet-en-Roussillon, jusqu’à la plage de Mataró, au nord de Barcelone.

Michel Brousse a relaté leur histoire commune dans un livre, « Au bataillon de choc avec Georges Schlumberger », publié chez Gallimard en 1949.

… ou la courte histoire de mon frère Xavier.

Xavier Schlumberger en « zazou » sur un socle de statue, Paris 1943.
Dessin de Serge Harlé, qui s’engagera plus tard au 2ème bataillon de choc avec le groupe dénommé « les lycéens de Janson de Sailly ».

Juin 1943 : Chahut du bac de 1ère C à Paris. Accoutré en « zazou », le lycéen Xavier Schlumberger est monté sur un socle dont la statue en bronze a été retirée. Il fait chanter les spectateurs après avoir imité alternativement la voix de Pétain et celle de de Gaulle.

Le garçon (17 ans 1/2) est arrêté et conduit au poste de police. Les agents le laissent seul un instant et il en profite pour s’évader. Le dessin au crayon est fait par un camarade de son âge.

Décembre 1943 : Le garçon récidive en préparant cette fois un jeu de piste pour son équipe de « routiers » Éclaireurs Unionistes. Le socle est cette fois-ci celui de la statue de Victor Hugo.

Le garçon est pris, conduit au commissariat et interrogé pendant deux heures avant d’être relâché. Dans une lettre qu’elle m’écrit Vabre, ma mère dit avec humour : « On voulait lui faire avouer qu’il faisait partie d’une bande de terroristes. Finalement son chef routier a fait son apparition avec le plan écrit des diverses étapes du jeu… ». Chose curieuse, la manœuvre représentait justement les évolutions rocambolesques de deux bandes de terroristes.

Les agents étaient fort divertis. Celui qui avait amené Xavier au Commissariat l’a introduit chez le Commissaire avec un grand geste : « Je vous présente Victor Hugo ».

Sous ce prétexte de jeux scouts entre adolescents, Xavier se prépare avec ses copains à monter, près de Fontainebleau, un petit maquis de renseignement pour le B.C.R.A. sous l’égide d’anciens de l’École d’Uriage (Pierre Hoepffner dit Honcourt, Dunoyer de Segonzac dit Hugues). Il est arrêté le 5 juin 1944 en même temps qu’Hélène Kocher dite Nanouk, agente de liaison de Segonzac, à une « boîte aux lettres » découverte par la Gestapo. Prévenu à temps, Segonzac pourra échapper à l’arrestation et rejoindre le maquis de Vabre le 15 juin.

Nanouk et Xavier seront déportés en août, l’une à Ravensbruck, l’autre à Buchenwald.

Nanouk sera fusillée en février 1945, Xavier expirera dès janvier. Il avait 19 ans.

Odile de Rouville, Vabre, 2004

Lire aussi Souvenirs de guerre.

 

I – Le plus beau jour de ma vie

Le plus beau jour de ma vie, c’est la nuit de pleine lune où j’ai vu entrer dans notre maison, conduit par Guy et porté par deux maquisards, un américain en uniforme, le « stary flag » (bannière étoilée) bien visible sur son épaule. La jambe cassée à l’atterrissage sur un rocher du Sidobre, il ne pouvait pas faire un pas tout seul. Grâce à lui pourtant nous retrouvions notre honneur de militaires, de soldats combattants avec les alliés pour la libération de la France. Non, nous n’étions plus des assistés auxquels on parachute du chocolat ou des rations alimentaires.

Robert Esquenazi sur la terrasse de la maison Rouville à Vabre

II – Contexte familial et local

Les trajets entre Vabre et Bousquet sont devenus aléatoires, et je suis enceinte. Je suis donc montée là-bas avec les enfants et leur nounou, Monika Jablinska, une réfugiée polonaise. A Bousquet réside la grand-mère de Guy qui a plus de 80 ans et perd parfois un peu la tête. Mais les enfants – Marie, 4 ans, Franck, 3 ans, et Cécile, 1 an – ont besoin du lait des vaches de notre métairie.

A Vabre, il n’y a pas de laiterie et les commerçants se sont organisés pour que les enfants de leurs clients aient chacun le lait d’une vache de la campagne avoisinante.

A sa grand-mère, Bonne-maman Amélie, Guy a déjà confié son adjoint, Pierre Hœpfner alias Honcourt. Celui-ci a reçu, dans une embuscade, une balle de mitraillette dans la cuisse.

Pour tenir la maison de Bousquet, nous avons trois personnes de toute confiance : d’abord Lucie Bosc, qui sait tenir tête à Bonne-maman sans en avoir l’air. Elle tient sous son égide, Marie Do, une jeune fille du pays. Enfin il y a Jérémie Mialhe, le jardinier qui, depuis sa petite chambre au grenier, tâchera d’aider notre parachuté américain qu’on a monté dans la chambre voisine. On a caché sa présence à Bonne-maman qui la découvrira par hasard, et ce sera encore toute une aventure.

III – Contexte politique

Il faut rappeler le contexte politique, probablement unique : Le 8 août, les alliés sont à 800 km du Tarn, et le débarquement sur la côte sud, à Toulon, n’aura lieu que le 15.

Notre blessé américain en uniforme a autour du cou un foulard en fine toile où est imprimée une carte du sud de la France avec le nom Vabre écrit en pleines lettres. Sans que l’on explique pourquoi, notre petit bourg maquisard a pris soudain une importance stratégique aux yeux des États-Unis. Que le Tarn soit libéré plusieurs jours avant Paris… les services secrets ont gardé leurs secrets.

IV – Vabre, PC « de baroud » du DMR

Mais Vabre, c’est le PC « de baroud » du DMR (Délégué Militaire Régional) de notre région de Toulouse, qui n’est autre que mon cousin, Bernard Schlumberger. Nous avions reçu ce dernier chez nous avant le débarquement de juin. Il connait les infrastructures civiles et militaires solides de Vabre et fait confiance à Guy et à sa famille qui, en plus parle anglais.

Bernard Schlumberger, Officier dans l’Ordre de l’Empire britannique

Il est vrai que le plurilinguisme familial et local a été pour nous d’une importance considérable. Il permettait des complicités inattendues dont nous avons su faire une arme. Guy parle anglais, bien sûr. Bonne-maman parle l’occitan et sait même s’en servir pour traduire en langue locale les sermons des pasteurs. Mes beaux-parents parlent mal l’anglais, mais tous deux très bien l’allemand. Quant à mon beau-père, il sait user du patois pour se faire comprendre des travailleurs espagnols dont il a besoin comme président de la Chambre d’agriculture. Moi, je connais assez d’allemand et très bien l’anglais, et Guy se sert de moi pour l’aider lorsque c’est nécessaire.

Et c’est vrai que Vabre a pu sembler aux alliés un point d’appui indispensable pour se faire comprendre des travailleurs espagnols nombreux dans le Tarn depuis la guerre d’Espagne.

V – Nos brassards

Mais où sont donc les brassards que ma belle-mère et moi avons fabriqués avec tant de soin et de peine ? Ils sont restés cachés à Vabre. Les deux premiers à paraître au grand jour seront sur les bras de Guy et d’Henri Combes, son adjoint, quand ils se présenteront à la Kommandantur (au Grand Hôtel de Castres), en uniforme d’officier, un pistolet à la ceinture.

Au même moment, je recevais à Bousquet un mot griffonné par ma belle-mère, disant :

« Les allemands se rendent, Guy part pour Castres. Il est fou de joie. Pavoisez ! Il y a un drapeau dans le placard du vestibule. »

Odile de Rouville, Vabre, octobre 2016

Dès le lendemain de la guerre, en 1945, Odile de Rouville rédige un recueil de petits récits sur les Maquis de Vabre, empruntant le nom de résistant de son mari, « Paul Roux », pour le signer, et le « message personnel » annonçant les parachutages aux Maquis de Vabre pour le nommer.

Imprimé à Albi la même année, il est aujourd’hui épuisé dans sa version papier.

Numérisé, assorti de quelques notes complémentaires et d’une carte du secteur de Vabre, il vient d’être publié sur le site de Maquis de Vabre.

Voilà que se fêtent les 100 ans du scoutisme et que, à cette occasion, vont arriver pour camper autour de notre lac de Bousquet, une trentaine de louveteaux et leurs cheftaines et chefs, membres des EUF (Eclaireurs Unionistes de France).

Comment est-ce que ne me reviendrait pas à la mémoire le temps où j’étais cheftaine de louveteaux à Versailles, Odile Schlumberger de mon identité légale et avec un nom de jungle : « Joyeuse Alouette ».

A l’occasion d’un colloque sur les protestants pendant la deuxième guerre mondiale à Paris, j’avais écrit quelques réflexions sur lesquelles je voudrais revenir car les mémorialistes de la seconde guerre mondiale ont beaucoup de peine à « intégrer » les mouvements de jeunesse dans le système des réseaux de la Résistance. En voilà tout de suite un extrait intitulé « Plutôt Baden Powell que Pétain ».

Plutôt Baden Powell que Pétain

Le nom même du maréchal Pétain est absent de mon pourtant gros paquet de correspondance familiale, cartes inter-zones ou lettres passant la ligne en fraude en 1940-41. Comme s’il n’avait pas existé. J’avais, dès son premier discours, détesté sa manière monarchique de dire : « Nous, Philippe Pétain ». Il n’avait jamais fait partie de notre panoplie familiale de héros de la grande guerre comme Foch, Joffre ou Guynemer. Sans doute avait-il trop vécu ensuite en vieux libertin pour qu’on le cite en exemple aux enfants. Et quant à suivre un militaire prêchant des valeurs fortes, une loi morale et le retour à la nature, le Baden-Powell de mes louveteaux E.U. de Versailles était un modèle mieux éprouvé et plus crédible. Pour autant, je ne voyais pas Pétain comme un traître, mais plutôt comme un abcés de fixation provisoire dans une maladie de longue durée.

Il me tombe dessus – au sens propre du terme – un grand paquet mal ficelé qui occupait une des étagères ou sont entassés les souvenirs de nos divers anniversaires du Maquis depuis 1945. Rien de clandestin donc dans ces dessins et compositions artistiques faites par des collégiens de 14-16 ans qui n’ont, bien sûr, pas connu les événements qui avaient inspiré, cette année là, leur imagination artistique : le débarquement en Normandie. Comme je le remarque de plus en plus, ce n’est pas la réalité plate des comptes-rendus militaires qui évoquent le mieux pour aujourd’hui les événements guerriers d’hier mais un foisonnement d’images et de signes que chacun peut mettre en oeuvre grâce à son propre sens artistique : ici, la croix gammée vaincue par les parachutes arrivés du ciel.

Mais les collégiens d’aujourd’hui – s’en rendent-ils compte ? – ne risquent rien à s’exprimer en signes : sous l’occupation mon frère Xavier qui avait leur âge, découpait en forme de croix de Lorraine son ticket de métro parisien pour le jeter ensuite, bien en vue sur le quai de sortie. Nous faisions ça à chaque fois m’a raconté, bien plus tard, ma soeur Henriette.

En janvier 1945, le métro parisien était libéré de la croix gammée, Henriette allait avoir 13 ans et nous ne savions pas encore que Xavier, déporté de la Résistance, mourrait à 19 ans de son combat pour la Croix de Lorraine.

A la fin du mois, je vais avec Pol Roux à Albi, pour l’attribution des prix du Concours de la Résistance de cette année. Il faut que j’apporte ces dessins retrouvés et voir si d’autres ont été conservés. Tout à coup, cela me paraît important pour la continuité de la mémoire historique. Mais, sur le plan pratique, où garder tout ça ?

Mixage…Ce mixage en caméra cachée était affiché en grand format au fond de notre salle d’exposition Maquis de Vabre, à côté d’un parachute déployé. Je l’ai enlevé il y a quelques mois car il s’avère que les visiteurs d’aujourd’hui, sauf rares spécialistes, regardent les objets, parfois les photos mais ne lisent pratiquement pas les textes. Mon texte bilingue, même si je m’étais bien amusée à le composer (avec des citations réelles, pour l’anglais venant du Major Davies et de notre américain blessé Robert Equenazi) prenait de la place inutilement. Je le mets ici où prendre de la place semble être un problème futile et le linguisme un problème dépassé. Mais, sans doute, comme plus personne n’apprend l’alphabet morse qui était notre bilinguisme dans le scoutisme, plus personne ne remarquera le symbolisme de « trois points un trait » qui était le V de la victoire à la radio de Londres.

Cliquer sur l’image pour voir le texte en taille lisible…

Eureka !! Enfin je tombe sur un texte (dans le Figaro littéraire du 14 Juin 2007) qui répond à mes interrogations anxieuses sur le duo souvent faussé entre réalité et vérité. Il s’agit d’un dialogue, à Alger en 1943, entre François Mitterand et Charles de Gaulle, le premier reprochant au second d’avoir perdu tout contact avec la réalité de la France : « La France est d’abord un pays bien réel, un village, un paysage, une pierre que l’on touche ». A quoi le Chef de la Résistance répond : « Moi, Monsieur, pour voir la France, il me suffit de fermer les yeux ».

Celui qui cite cette passe d’armes entre deux personnages historiques est un des candidats fictifs à un bachot fictif que le Figaro s’était amusé à faire concourir sur les vrais (réels ?) sujets de philo de cette année. De son « devoir » je retiens cette interrogation : « …et si, de la réalité il fallait bel et bien vouloir s’éloigner, pour approcher d’une meilleure et plus féconde vérité ».

Le thème était « l’art nous éloigne-t-il de la réalité ? » et le candidat, qui se nomme Paul-Marie Couteaux à reçu un 14/20 avec cette note « un superbe hors-sujet… ».

Peut-être est-ce « hors-sujet » dans ce blog où je porte le faux nom d’un chef de maquis qui se trouve être mon mari, que de découvrir mon propre itinéraire : témoin, certes, mais maintenant on dit « acteur », ce qui fait penser que nous nous agitons aujourd’hui dans un théâtre d’ombres !
En réalité : intermittents du spectacle à la retraite. Pourvu qu’il n’y ait jamais de reprise « réelle » de ces terribles scènes où nous avons joué.

On ne peut rien comprendre à nos maquisards si on ne sait pas ce que c’est qu’une résistance spirituelle. Pour autant ce serait déshonnête d’oublier un témoignage laïc et humaniste ou de laisser de côté Marcel le communiste ou Suzy la milicienne. Voilà bien où le bât blesse l’Histoire : pendant les quatre années où la liberté d’expression et la liberté d’écoute étaient quasi nulles, la connaissance était cloisonnée à l’extrême. Un de nos montagnards dit avec bon sens : « On ne peut parler que de ce qu’on a vu : on ne dit pas la même chose, et pourtant c’est vrai ! »

« Qu’est-ce que la vérité ? » demandait au juif Jésus le procurateur Ponce Pilate, citoyen d’une nation qui a inventé le droit romain. Que l’on plaint aujourd’hui nos vieux compagnons exposés à la barre des procès de vengeance à retardement dont se régale, un demi siècle après, l’audimat de nos écrans de télévision. Témoins « à charge » ou « à décharge » priés d’exprimer « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Sur les derniers boucs émissaires d’un mal inexprimable, inexpiable et contagieux, le nazisme.

La justice ne s’intéresse pas aux justes, ce n’est pas son problème. Son problème c’est d’enregistrer le soupçon soit pour le punir, soit pour l’effacer. Mais lorsqu’il s’agit des citoyens de l’ombre que nous étions, petits acteurs ignorés des tribunaux de tous bords, la statistique fait de nous le veule troupeau encadré de maîtres-chiens que le « peuple supérieur » des S.S voulait que nous soyons. On fait ainsi le jeu rétrospectif de Hitler.

Notre jeunesse était celle d’un temps secret, brouillé, hachuré, illettré au plein sens du terme, puisqu’on n’a pas d’archives écrite ou si peu. Dans nos montagnes nous avons pu faire corps, c’est vrai, ce qui nous donne de la force aujourd’hui pour parler ensemble et à plusieurs voix du silence complice et de la vérité muette. Mais qui, en France occupée ne s’est pas tu, au moins une fois, pour sauver la vie d’un autre, prenant sur lui le risque mortel de la non-dénonciation ? Et qui, au moins une fois, n’a-t-il pas été sauvé lui-même par le silence d’un autre ? Nous avons tous été des innocents coupables ou des coupables innocents devant l’injuste justice que nous faisait la loi.

Dieu, que c’est difficile à expliquer aujourd’hui à nos enfants. Mais si nous nous taisons tous, la vérité qui affranchit en souffrira. Et notre génération sera morte sans avoir vécu devant l’Histoire.

Le texte biblique cité se trouve dans l’ Evangile de Jean chapitre 18 , versets 28 à 40.

Texte extrait d’un article à plusieurs voix
écrit en 1994 pour le journal protestant « Ensemble ».

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