Libération


I – Le plus beau jour de ma vie

Le plus beau jour de ma vie, c’est la nuit de pleine lune où j’ai vu entrer dans notre maison, conduit par Guy et porté par deux maquisards, un américain en uniforme, le « stary flag » (bannière étoilée) bien visible sur son épaule. La jambe cassée à l’atterrissage sur un rocher du Sidobre, il ne pouvait pas faire un pas tout seul. Grâce à lui pourtant nous retrouvions notre honneur de militaires, de soldats combattants avec les alliés pour la libération de la France. Non, nous n’étions plus des assistés auxquels on parachute du chocolat ou des rations alimentaires.

Robert Esquenazi sur la terrasse de la maison Rouville à Vabre

II – Contexte familial et local

Les trajets entre Vabre et Bousquet sont devenus aléatoires, et je suis enceinte. Je suis donc montée là-bas avec les enfants et leur nounou, Monika Jablinska, une réfugiée polonaise. A Bousquet réside la grand-mère de Guy qui a plus de 80 ans et perd parfois un peu la tête. Mais les enfants – Marie, 4 ans, Franck, 3 ans, et Cécile, 1 an – ont besoin du lait des vaches de notre métairie.

A Vabre, il n’y a pas de laiterie et les commerçants se sont organisés pour que les enfants de leurs clients aient chacun le lait d’une vache de la campagne avoisinante.

A sa grand-mère, Bonne-maman Amélie, Guy a déjà confié son adjoint, Pierre Hœpfner alias Honcourt. Celui-ci a reçu, dans une embuscade, une balle de mitraillette dans la cuisse.

Pour tenir la maison de Bousquet, nous avons trois personnes de toute confiance : d’abord Lucie Bosc, qui sait tenir tête à Bonne-maman sans en avoir l’air. Elle tient sous son égide, Marie Do, une jeune fille du pays. Enfin il y a Jérémie Mialhe, le jardinier qui, depuis sa petite chambre au grenier, tâchera d’aider notre parachuté américain qu’on a monté dans la chambre voisine. On a caché sa présence à Bonne-maman qui la découvrira par hasard, et ce sera encore toute une aventure.

III – Contexte politique

Il faut rappeler le contexte politique, probablement unique : Le 8 août, les alliés sont à 800 km du Tarn, et le débarquement sur la côte sud, à Toulon, n’aura lieu que le 15.

Notre blessé américain en uniforme a autour du cou un foulard en fine toile où est imprimée une carte du sud de la France avec le nom Vabre écrit en pleines lettres. Sans que l’on explique pourquoi, notre petit bourg maquisard a pris soudain une importance stratégique aux yeux des États-Unis. Que le Tarn soit libéré plusieurs jours avant Paris… les services secrets ont gardé leurs secrets.

IV – Vabre, PC « de baroud » du DMR

Mais Vabre, c’est le PC « de baroud » du DMR (Délégué Militaire Régional) de notre région de Toulouse, qui n’est autre que mon cousin, Bernard Schlumberger. Nous avions reçu ce dernier chez nous avant le débarquement de juin. Il connait les infrastructures civiles et militaires solides de Vabre et fait confiance à Guy et à sa famille qui, en plus parle anglais.

Bernard Schlumberger, Officier dans l’Ordre de l’Empire britannique

Il est vrai que le plurilinguisme familial et local a été pour nous d’une importance considérable. Il permettait des complicités inattendues dont nous avons su faire une arme. Guy parle anglais, bien sûr. Bonne-maman parle l’occitan et sait même s’en servir pour traduire en langue locale les sermons des pasteurs. Mes beaux-parents parlent mal l’anglais, mais tous deux très bien l’allemand. Quant à mon beau-père, il sait user du patois pour se faire comprendre des travailleurs espagnols dont il a besoin comme président de la Chambre d’agriculture. Moi, je connais assez d’allemand et très bien l’anglais, et Guy se sert de moi pour l’aider lorsque c’est nécessaire.

Et c’est vrai que Vabre a pu sembler aux alliés un point d’appui indispensable pour se faire comprendre des travailleurs espagnols nombreux dans le Tarn depuis la guerre d’Espagne.

V – Nos brassards

Mais où sont donc les brassards que ma belle-mère et moi avons fabriqués avec tant de soin et de peine ? Ils sont restés cachés à Vabre. Les deux premiers à paraître au grand jour seront sur les bras de Guy et d’Henri Combes, son adjoint, quand ils se présenteront à la Kommandantur (au Grand Hôtel de Castres), en uniforme d’officier, un pistolet à la ceinture.

Au même moment, je recevais à Bousquet un mot griffonné par ma belle-mère, disant :

« Les allemands se rendent, Guy part pour Castres. Il est fou de joie. Pavoisez ! Il y a un drapeau dans le placard du vestibule. »

Odile de Rouville, Vabre, octobre 2016

OdRetRE-Vabre-1944

Odile de Rouville et Robert Esquenazi (membre blessé du commando OSS PAT) sur la terrasse de la maison familiale à Vabre, juillet 1944 (Archives de l’Amicale des Maquis de Vabre).

Les américains libérateurs dans nos maisons de famille.

Les américains sont des gens pragmatiques. Ils occupent les maisons qui ont déjà été occupés par les allemands.

En région parisienne, la maison des mes parents à Marnes la Coquette est dans cette catégorie. Notre cher Haut-Bois reste vide et inutilisé, le jardin dans un état « guerrier » lamentable. Je décide d’aller demander à l’administration américaine concernée (je crois qu’elle s’appelait le « shape ») l’autorisation pour Monsieur et Madame Schlumberger d’y habiter vraiment. Notre nom en Amérique se prononce « Slomber-jay » et n’est pas mal vu, je crois. Par contre, je sais que les américains se méfient de la Résistance, jugée globalement « communiste ». Sans rien renier, je ne me vanterai donc pas sur ce point.

Mais il faut quand même que je n’ai pas l’air trop « minable » et que je profite du fait que je parle anglais. Et même que je comprends l’américain.

J’insisterai sur le fait (réel) que des voleurs ont pénétré la nuit par la forêt et volé une baignoire et un lavabo.

Ça se passe bien. Je trouve à Versailles le bureau concerné, explique mon cas et demande l’autorisation de remettre les meubles que nous avons la possibilité de retirer si nécessaire. Le jeune officier, plutôt silencieux, donne une autorisation tacite. Je ne crois pas qu’il puisse faire plus.

Et mes parents rentreront leurs meubles. Pauvres meubles ! Et surtout pauvres rideaux, défraichis, usés. Tout n’était déjà pas neuf quand nous avons été expulsés. Sur les murs de la salle à manger, j’ai aidé mes parents à remettre les « batik » javanais qui les ornaient. Les allemands les avaient remplacés en peignant sur les espaces vides des petits paysages campagnards et naïfs. Peut-être avaient-ils le heimweh (mal du pays) de leur Allemagne d’avant le nazisme ?

Nous n’avons rien effacé. Ma mère a écrit « peint par les boches » en travers des paysages et les « batik » ont tout recouvert.

Le général Eisenhower est resté plusieurs années « en occupation » à Marnes la Coquette. Sans doute un peu trop longtemps. Qui se souvient du temps où les français écrivaient sur les murs « US go home » ? Les libérateurs ne sont pas restés longtemps les amis de ceux qu’ils ont « libérés » ! Ni les colonisateurs les amis de ceux qu’ils ont libérés ! C’est vrai encore aujourd’hui.

Odile de Rouville, Vabre, 2016

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Odile de Rouville pendant la 2nde guerre mondiale en train coudre un blason du Club Athlétique Vabrais (Archives de l’Amicale des Maquis de Vabre)

Les fêtes de la Libération sont terminées. On essaie d’organiser la vie civile autour de soi.

Un matin, Guy me dit : « Je pars… ».

Je tombe dans un trou sans fond. Ne plus être la femme du Préfet du Maquis, c’est un soulagement. Devenir une « femme de l’arrière, comme celles de 14-18 » ? Je trébuche dans un sombre passé, celles des femmes de ma famille.

Dans le Tarn cette fois-ci, nous avons combattu en famille. Tous ensemble dans notre petit coin du sud-ouest français.

Mais je suis alsacienne, mon nom, Schlumberger, le clame. Guy le sait : pour moi, il n’y aura pas de libération de la France sans libération de l’Alsace ! Il part pour libérer Guebwiller, petite sous-préfecture du Haut-Rhin. C’est la patrie de mon père Maurice qui y a vécu son enfance, avant d’opter à 15 ans pour la France et donc quitter l’Alsace. Tous nos maquisards alsaciens ont connu ces tragédies familiales.

Je reste seule dans la maison de Vabre.

Seule, si l’on peut dire. Mon beau-père Henry est membre du Comité de Libération du Tarn, responsable du ravitaillement. Il siège à Albi, et ma belle-mère l’a suivi. Ils reviennent en week-end. Sans Guy, je ne me sens pas vraiment « chez nous », dans la maison de mes beaux-parents. C’est ma belle-mère qui organise tout (très bien).

Les enfants (Marie 4 ans, Franck 3 ans, Cécile 1 an) sont un peu surpris de se trouver dans une maison devenue silencieuse, après le brouhaha de la « Préfecture du Maquis ».

Ce qui mine mon courage, ce n’est pas ma grossesse (Élisabeth naitra à Castres le 24 novembre), c’est l’absence totale de nouvelles de ma famille. La poste ne fonctionne pas du tout, en dehors du Tarn. Les ponts de la Loire, et bien d’autres ponts, sont détruits et la poste, service public, a besoin de câbles qui traversent les rivières. Ce silence est un vrai supplice pour les femmes de prisonniers, les mères des STO, les familles de déportés, juifs ou non.

La première lettre que je reçois de Guy, vers le 25 octobre, est arrivée par mon beau-père à la Préfecture. Il me l’apporte tout heureux, je suis à table avec les enfants. Je l’ouvre : « Georges – mon frère – a été tué, le 4 octobre à Servance… ». J’éclate en sanglots. Marie me regarde avec stupeur. Elle ne m’a jamais vu pleurer.

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Tombe de Georges Schlumberger à Servance

Guy a pu me faire savoir qu’il a été à Servance avec mon père. Ils ont pu transférer le corps de Georges dans un vrai cercueil. Le maire de Servance prend la responsabilité d’un petit carré de cimetière pour les combattants morts pour la libération de la commune. Guy se montre un vrai fils ainé pour mes pauvres parents. Il a recruté Rémy, mon frère, pour le nouveau 12ème Dragons. Rémy, « non violent » convaincu, sera officier « de liaison ». Mais très rapidement il sera blessé à la main par un éclat d’obus.

En même temps que le pasteur Cook qui est parti avec « ses » maquisards paroissiens, les jumeaux Fuchs, Colibri (Marc Schoenenberger).

Mes parents s’accrochent à l’espoir de faire libérer Xavier – un autre frère – par l’intermédiaire de la Croix-Rouge Internationale. Ils apprennent que Xavier est dans un camp « près de Weimar ». Ce camp s’appelle Buchenwald et est près d’une forêt.

J’ai aussi d’autres soucis : ma cousine et amie Christiane de Witt, qui a épousé notre Lieutenant Honcourt (Pierre Hoepfner), est en train de mourir d’une tuberculose des poumons. Christiane a une fois religieuse « qui transporte les montagnes ». J’irai la voir, dans le Lot et Garonne, chez ses parents, en janvier 1945. Elle mourra en mars.

En février-mars, le 12ème Dragons n’est plus « en ligne » pour la libération du territoire français, faute du matériel américain promis. Mais Guy ne se tient pas, il veut « libérer » Guebwiller. Il y parvient… (voir son récit… épique – mais non publié).

Il arrive chez oncle Ernest et tante Christine Schlumberger, qui raconte : « le gendre de Maurice » est accueilli à bras ouverts.

Ma famille alsacienne a eu une épopée « résistante » extraordinaire, et qui n’est pas terminée à cause des déportations.

Quand Guy est à Paris, nous sommes accueillis au 7 rue Las Cases. L’appartement a été prêté par tante Louise Conrad Schlumberger.

Je m’accroche à l’espoir que Xavier est vivant.

C’est le jour où les cloches sonnent la cessation des hostilités en Europe que nous avons appris sa mort, en janvier, par un petit camarade encore plus jeune qui lui. Ce petit camarade est un fils d’une concierge de la rue Las Cases, « boite aux lettres » de la Résistance du quartier. Le garçon décèdera avant d’atteindre l’âge vraiment adulte, malgré les soins.

Beaucoup de jeunes, garçons et filles, même parmi ceux qui n’ont pas été déportés, mourrons en 45-46 de la sous-nutrition.

Mes quatre petits sont restés à Vabre sous la protection efficace de mes beaux-parents.

Guy est vivant quant à moi, je resterai à jamais marquée par le regard du déporté, debout devant l’hôtel Lutetia où les survivants étaient accueillis. Le survivant à qui nous tendions tous un papier avec un nom et une photo en demandant « L’avez-vous connu ? Est-il vivant ? » avait un regard impossible à décrire. Il avait des yeux grand ouverts, tout à fait lucides, mais qui regardaient derrière sa tête. Il regardait les papiers et répondait « Non, je ne l’ai pas connu ». Bien plus que leur corps squelettique – on ne peut pas parler de maigreur – ces regards exprimaient l’indicible. Je n’en ai pas parlé à ma mère. Je lui ai même caché des journaux qui en parlaient.

Un soir, nous avons eu à diner Jean Riboud, le fils ainé de Camille Riboud, grand ami lyonnais de mon père. Jean Riboud arrivait de déportation, son corps flottait dans sa veste rayée, mais il avait été un privilégié (employé dans un bureau comme dessinateur) et son regard était quasi normal. Quasi seulement et bizarrement il ne savait plus tenir une fourchette. Ma mère a été épouvantée. Elle n’avait pas encore perçu l’indicible cauchemar de la déportation.

Odile de Rouville, Vabre, 2016.

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Guy & Odile de Rouville, 2015. Photo © T. Denis